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A propos de l'ouvrage de Sokal et Bricmont: "Impostures intellectuelles" Ed. Odile Jacob (1997)


L'édifiante lecture du livre d'Alan SOKAL et de Jean BRICMONT, dans lequel se trouve nommément dénoncé l'emprunt "abusif" de concepts mathématiques dans le champ de la psychanalyse, appelle d'urgence un certain nombre de remarques.

On rappellera pour commencer que le langage et les concepts mathématiques, très souvent considérés comme le noyau des sciences dites "dures", semblent se révéler depuis un siècle d'une fragilité toute particulière. A l'intérieur de leurs parties propres, les mathématiques semblent buter sur des phénomènes d'incomplétude, et certains développements conduisent à une indécidabilité foncière. Dans ces conditions, certains auteurs n'ont pas manqué d'indiquer que le colosse pouvait se révéler avoir des pieds d'argile.

Déjà au tout début du siècle, alors même qu'à la suite de Cantor, les logiciens voyaient en la théorie des ensembles le cadre formel de l'unité des mathématiques, l'anglais Bertrand RUSSELL montre, avec le célèbre paradoxe des catalogues, qu'il existe un type d'ensemble (l'ensemble de tous les ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes) dont on ne peut préciser la nature : cet ensemble fait-il partie de lui-même ou non ? RUSSELL montre que nous sommes là face à une aporie.

Un peu plus tard, en 1931, un autrichien du nom de Kurt GÖDEL fait déferler sur le petit monde mathématique un théorème essentiel qui vient briser en morceaux le rêve du grand HILBERT de parvenir à une symbolisation intégrale de toutes les opérations logiques. Le théorème d'incomplétude de GÖDEL énonce qu'il est toujours possible d'obtenir des énoncés logiquement vrais qui s'avèrent indémontrables. Les auteurs d'"Impostures intellectuelles" ne manquent d'ailleurs pas de citer, pour les critiquer, les larges emprunts faits au fameux théorème par de nombreux penseurs (souvent français du reste); mais à aucun moment ils ne prennent la mesure du bouleversement que cela entraîne pour la cohérence des mathématiques, et par conséquent pour la démarche scientifique elle-même.

Il existe donc une incomplétude dans les systèmes d'axiomes, quelque chose comme un trou dans un champ de savoir, dont l'obturation demanderait une suite de procédures infinie, de toute façon vouée à l'échec. Il semble bien que les mathématiques s'y entendent pour déplacer ou recouvrir le problème du trou, du manque, de façon à fonctionner quand même. La phrase de Robert Musil, dans Les désarrois de l'élève Törless, nous rappelle ce fait de structure :
"Tous ces hommes mûrs, ces belles intelligences [les mathématiciens] n'ont jamais fait que s'envelopper d'un filet dont chaque maille renforce la précédente, de sorte que l'ensemble a l'air merveilleusement naturel ; mais où se cache la première maille, celle dont tout le reste dépend, nul ne le sait."

Il est vrai que jusqu'à présent, à chaque fois qu'une contradiction est apparue, les mathématiciens ont trouvé de nouvelles procédures pour contourner l'obstacle (c'est le cas avec l'invention des nombres réels, des nombres imaginaires, des Aleph pour l'infini, etc..). Le bon sens nous inclinerait à penser qu'il n'en sera peut-être pas toujours ainsi à l'avenir, que ce colmatage symbolique incessant trouvera enfin limite. C'est pourtant compter sans la créativité humaine, entendue comme effet du jeu combinatoire des signifiants, mécanisme qui est le support de ce qui se nomme sublimation. C'est du reste la topologie du tore qui vient à l'esprit pour figurer les trajets en boucle de la sublimation venant au final réaliser une surface fermée et sans bord, à jamais coupée du trou axial qui en détermine cependant la structure.

Ce sont précisément ces points qui intéressent la psychanalyse, et c'est une des raisons pour lesquelles Jacques LACAN, nommément accusé dans l'ouvrage, n'a cessé de faire référence à la logique dans son élaboration structurale de l'inconscient. L'usage constant de notions mathématiques tout au long de son enseignement a pu poser problème à ses élèves et reste de nos jours encore emprunt de paradoxalité. Car d'un côté, nous l'avons vu, les mathématiques portent la marque du Symbolique et de la castration : elles se développent à partir de déplacements perpétuels face à la contradiction. Mais par ailleurs, elles consistent en une invention humaine qui débouche sur une approche originale du Réel, et qui dégage de manière particulièrement claire l'articulation (le nouage) des trois ordres RSI.

Citons Nathalie Charraud :"Pour Lacan, cette dimension du réel ne peut s'attraper que par du mathématique, tant il est vrai que seules les mathématiques nous donnent accès au Réel, comme tout le champ de la physique de son côté nous le montre."("Lacan et les mathématiques", Anthropos, 1997, p. 6) Il y a dans les mathématiques un traitement particulier de l'automaton, du pur principe de répétition. Mais le retour, la revenue, l'insistance des signes renvoient toujours à une tuché fondamentale à la rencontre de laquelle se déploie la logique.

Rien ne nous empêche, d'un certain point de vue, de faire du développement interne des concepts mathématiques au cours des siècles, l'objet d'une étude de sciences humaines. Toutefois, à suivre LACAN, nous dirons simplement que "L'homme de la science n'existe pas, seulement son sujet". C'est qu'en effet, toute démarche scientifique depuis DESCARTES signe une oblitération du sujet qui en est à l'origine, pour une centration sur l'objet. Or, ce sujet forclos de la science tend tout de même à se faire entendre dans les apories même des théories scientifiques, voire dans l'incomplétude des systèmes formels mathématiques.

Il n'y a pas pour LACAN de métalangage qui viendrait rendre compte du langage, de la même façon qu'il n'existe pas une super-arithmétique subsumant l'arithmétique. Par contre, il existe ce qu'il appelle le Symbolique, c'est à dire une organisation de signifiants au sein de laquelle le sujet de l'inconscient se trouve représenté. Le fonctionnement du Symbolique est rendu possible par l'existence d'éléments internes manquants, véritables trous dans la structure.

On voit donc bien que, tout en relevant d'un champ distinct de la psychanalyse, les mathématiques ont l'avantage de présentifier les impasses même auxquelles tout sujet de l'inconscient est confronté. Car on ne peut pas totalement rendre compte des causes qui entrent en jeu dans le désir humain, de la même façon qu'on ne peut venir à bout du problème des causes en logique, on se trouve renvoyé à des apories dans les deux cas. A traquer la cause du désir, on introduit quelquefois des opérations si compliquées que l'on a l'impression de produire plus d'informations que l'on en retire. En fait, le noyau causal pour l'inconscient relève d'un Ordre particulier: celui du Réel. Ce Réel, on ne peut pour LACAN qu'en faire le tour, et c'est tout l'enjeu de la cure analytique que de parvenir à repriser quelques mailles symboliquement défaillantes autour de lui.

On relèvera encore, dans l'ouvrage dont nous parlons, les navrantes accusations d'incompétence de Lacan dans le champ des mathématiques. Nous reviennent alors à l'esprit les propos d'un mathématicien infiniment recommandable, Pierre Soury, compagnon topologue des dernières années de l'enseignement de Lacan, qui soulignaient la remarquable avance que le maître de la rue de Lille avait pris sur les questions de topologie. Il n'excluait du reste pas que certains travaux du Séminaire susciteraient le développement de recherches auprès de nombre de mathématiciens.

Le Réel, voilà ce dont monsieur SOKAL a horreur, bien qu'il en ait vraisemblablement perçu l'odeur, pour lui abominable et pestilentielle. Car sinon, quel besoin inconscient aurait-il eu d'engager sa démarche expérimentale de falsification? (rappelons en effet qu'il se targue d'avoir écrit un article fantaisiste de sciences humaines et d'avoir été publié dans une revue réputée). Ne fallait-il pas qu'une certaine forme de doute existât en lui-même sur la nature du prétendu "roc" mathématique, pour se lancer dans pareille entreprise?

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